Orphée
L’évocation d’Orphée, en tête des artistes pluriels de l’histoire occidentale, en étonnera sans doute plusieurs. Comment invoquer un personnage légendaire, en tête de ce qui se veut une réflexion pratique ?
Il se trouve que j’ai engagé, depuis 2019, un considérable travail de recherche autour du personnage d’Orphée, de son héritage, des enseignements qu’on lui prête, et que le livre que je prépare est attendu par deux éditeurs, à Paris et à Milan. Ces recherches ont révélé des éléments qui permettent de poser l’hypothèse sérieuse de l’existence historique de ce personnage, bien que le récit que la tradition a retenu de son existence diffère assez sensiblement de ce que ces recherches historiques font émerger.
Mais la place du détail de ces éléments est dans ce livre en préparation, ou les conférences qu’on me commande sur le sujet.
Contentons-nous ici de souligner que les nombreux grands personnages de l’Antiquité grecque qui croyaient fermement en l’existence d’Orphée, philosophes, historiens, poètes, dirigeants, évoquaient systématiquement des éléments amenant à statuer à une pratique artistique plurielle.
Il n’est que de consulter les Orphica publiées par Otto Kern, ou leur mise à jour, publiée de nos jours par Alberto Bernabé, pour prendre la mesure de l’importance considérable du personnage, sous cet aspect.
On lui attribue en effet l’invention de l’hexamètre dactylique, qui est le vers héroïque ou sacré, utilisé tout aussi bien par Homère que par Hésiode : prendre la peine de déclamer, par exemple, des Hymnes du corpus des Hymnes orphiques montre à quel point cette forme poétique elle-même est intensément musicale. Mais on attribue également à Orphée l’invention de la musique, ou d’une forme de lyre, ou encore, l’ajout d’une corde, à une lyre déjà existante. Il semble, en tout cas, qu’il s’accompagnait d’un instrument à cordes pincées, lyre ou phormynx.
Mais ce n’est là que le début d’une liste assez vertigineuse.
Si l’on veut bien suspendre des jugements de valeur qui, après tout, ne témoignent que des œillères par l’intermédiaire desquelles notre société hypermoderne et hyperdéveloppée interprète l’histoire de l’humanité, on peut apprécier la diversité des activités de l’aède en méditant le fait qu’il est mentionné dans une chronologie antique comme ayant joué le rôle d’hiérophante (comprendre : célébrant) à l’occasion de la fondation même des Mystères d’Eleusis. Plusieurs historiographes lui prêtent la formation d’Eumolpos, qui a non seulement hérité de la charge officielle, mais a obtenu la transmission de celle-ci à tous les descendants de sa famille. Or, comme le souligne l’helléniste italien Angelo Tonelli (Eleusis e Orfismo), le patronyme grec Eumolpos se traduit en italien « dal bel canto » : les amateurs d’art lyrique comprendront immédiatement de quoi il s’agit. La fonction d’hiérophante à Eleusis, et dans beaucoup d’autres célèbres lieux à Mystères, où Orphée était réputé avoir été initiateur (comme à Samothrace, par exemple) requerrait rien moins que SES compétences vocales de chanteur !
En tant qu’hiérophante, Orphée était également « initiateur », ce qui implique des fonctions de transmission, de pédagogie, de formation. De très nombreuses sources antiques et postérieures documentent l’activité de transmission d’Orphée, et lui prêtent de nombreux livres écrits. La question est débattue, de décider s’il a effectivement recouru à l’écriture, ou s’il s’en est volontairement abstenu, ou s’il a souhaité l’utiliser pour des circonstances particulières, comme les tablettes funéraires (les plus anciennes retrouvées à ce jour datant de quelques mille ans après l’existence possible de l’aède). L’étude des transmissions orales de l’Antiquité permet de comprendre comment il aurait pu transmettre de nombreux contenus sans avoir à les écrire. C’est précisément le rôle de la formulation poétique, métrique, de l’hexamètre, mais aussi, de la musique, que de permettre de fixer la mémoire : et Orphée a TOUT à voir avec la Mémoire ! Comme la Justice Universelle (ou Eurydice), la mémoire est centrale, dans son initiation, et il est lui-même réputé fils de la Muse Calliope, et, de ce fait, petit-fils de Mnémosyné, ou… Mémoire !
Les compétences spirituelles qui sont rapportées, le concernant, font poser l’hypothèse qu’il aurait, d’une part, été formé en Europe Centrale par des chamanes venus de l’Hyperborée (ou du Nord), et, par ailleurs, qu’il aurait voyagé, pour compléter sa formation. Tous les Grecs qui croient en l’existence d’Orphée affirment qu’il s’est formé en Egypte, et certains lui prêtent des voyages jusqu’en Chaldée, à Babylone, voire en Inde.
Sans doute en corrélation avec ces formations, on découvre également chez lui des capacités de thaumaturge. Souvenez-vous : Orphée, par son chant, a le pouvoir d’apaiser les êtres vivants, autour de lui, les fauves, les animaux, les végétaux… jusqu’aux pierres. Et jusqu’aux terribles Ménades, dont il a probablement aimé la plus redoutable, une certaine Agriopè (« au regard terrifiant »), la chamane possédant les pouvoirs les plus puissants, qui aurait ensuite été désignée comme Grande Prêtresse d’Eleusis, de Samothrace, puis… de la Justice Universelle, alias… Eurydice ! Ce pouvoir, d’agir sur les êtres, rencontre aussi celui de les soigner, d’améliorer la circulation d’énergie, en eux, exactement comme les légendaires musiciens taoïstes, en Chine… presque à la même époque (notamment Shi-Wen). Au demeurant, les conseillers politiques taoïstes des empereurs des anciennes dynasties sont aussi impitoyables, quand il s’agit de l’utilisation de la musique, que Platon, initié orphique : si l’on compare textes et histoires, d’un côté et de l’autre, on ne peut qu’être surpris de leurs ressemblances ! Pour eux tous, il est indispensable de surveiller de très près quelles musiques le dirigeant écoute, si l’on veut éviter qu’il tombe dans une forme de léthargie qui pourrait devenir fatale à la Cité ou au pays !
Avec ces compétences thaumaturgiques, Orphée aurait également développé et transmis des connaissances en botaniques, la phytothérapie : on lui prêtait dans l’Antiquité plusieurs ouvrages sur ces sujets.
De toute évidence, Orphée est également un des premiers à transmettre des connaissances fondamentales concernant le ciel et les astres : il aurait laissé des éphémérides, des conseils s’apparentant aux tables chinoises du Yi-Jin, des descriptions des mouvements des astres. Et, pour compléter une panoplie non-exhaustive, mais déjà impressionnante, il aurait également transmis d’importantes notions de géométrie et d’arithmétique, développant une réflexion sur les nombres, et les harmonies des astres, qui n’est pas sans évoquer son grand successeur… un certain Pythagore !
S’il y a un premier enseignement à tirer de ce portrait du premier musicien de l’Occident, c’est qu’il semble plutôt naturel qu’un artiste développe son parcours de manière « plurielle ».
De nombreux exemples dans l’histoire vont suivre.