Richard Wagner

Une fois de plus, il s’en trouvera probablement qui se récrieront, en voyant ce nom dans la liste des artistes pluriels de l’histoire.
L’opéra est une des formes d’art associant le plus de métiers différents : elle n’a, depuis sa création, été dépassée, en tant que telle, que par le cinéma, qui associe en plus le tournage, et la projection. Encore voit-on, désormais, de nombreuses productions lyriques recourir à des projections : il serait intéressant de faire le compte des métiers convoqués, dans les productions les plus complexes des deux formes d’art.
Il est intéressant d’évoquer ces dimensions, au sujet de Wagner, qui a abondamment réfléchi sur l’histoire de l’opéra, et a ardemment souhaité redonner vie au théâtre antique, à la manière de l’Academia dei Bardi, à Florence, dans les années 1600, mais avec des moyens différents.
Le grand public oublie une première dimension de l’œuvre de Richard Wagner… qui est, qu’en plus des musiques, très caractérisées, qu’il laisse, il signe également la totalité de ses livrets d’opéras ! Bien peu de compositeurs ont réussi à travailler de cette manière, pour toute leur production lyrique : plus récemment, une des plus remarquables exceptions, qui doit être rapprochée de Wagner, est le fascinant compositeur américain Carlisle Floyd. Mais, plus encore que le compositeur américain de notre temps, Wagner marque le style même de la conception de ses livrets, par une écriture qui fait polémique aujourd’hui encore, et tout particulièrement dans les milieux germanophones. Je peux témoigner que plusieurs de mes collègues allemands ou autrichiens disent, par forme de boutade, « la langue de Wagner, ce n’est pas de l’allemand » !!! De fait, le travail de Wagner sur la langue de ses livrets s’inspire de techniques métriques des anciennes formes médiévales des langues germaniques, et aboutit à un traitement qui se rapproche de ce que Tolkien essaie de créer, dans l’univers de « Lord of the Rings ». Peut-être Wagner va-t-il même plus loin, dans les textes de la « Tétralogie », en ce que sa langue est CONSTAMMENT soumise aux règles poétiques qu’il pose, et les illustre, pour conférer aux dieux et demi-dieux une forme de filiation langagière, par laquelle ils ne parlent pas la même langue que le public. Quant à juger la qualité poétique de son travail, il faut aussi avoir l’honnêteté d’interroger certains passages, comme le monologue de Tristan, au IIIème Acte de l’opéra éponyme, et se confronter aux visions évoquées dans ce texte, pour comprendre que l’auteur atteint à des sommets que peu de poètes de son temps ont touchés, parmi lesquels Baudelaire. A bien des égards, on retrouve, dans cette écriture poétique, une teneur ésotérique et initiatique, qui renvoie aux textes des oracles ou mystiques antiques, tels que Parménide ou Empédocle…
Mais en plus de cette double activité, abondamment documentée, Wagner est également responsable de la conception architecturale de la grande salle de spectacle du Festival de Bayreuth : cette mention est loin d’être neutre, car il a précisément influencé la réalisation de cette salle, sous une forme qui est demeurée unique au monde, avec des particularités très impactantes, pour l’acoustique. Il s’agit de la seule salle au monde où la scène vient recouvrir presque complètement la fosse d’orchestre, les instruments étant presque complètement recouverts, ce qui contribue à « feutrer » la sonorité globale. Du reste, l’image commune d’un Wagner tapageur, chez qui l’on n’entendrait que les trompettes et les trombones, prend-elle, de ce fait, un sérieux coup, dans la mesure où elle se révèle essentiellement comme la conséquence de la méconnaissance et de la profonde incompréhension des intentions du créateur.
Du reste, Wagner ne s’est pas limité à paramétrer la seule acoustique de la salle qu’il a faite construire à Bayreuth. Il en a également conçu les possibilités scéniques, tout particulièrement pour ce qui concerne les machineries commandant les changements de décors, et, du même coup, les détails de stockage, les dégagements, les coulisses, parvenant à la création d’une salle de spectacle qui posait les bases de nos salles modernes. La féérie des spectacles wagnériens de la Colline doit beaucoup aux efforts que son créateur a déployés pour rendre possible les représentations de ses rêves, en termes de problèmes techniques concrets, matériels, et en termes de contraintes de métiers impliqués.
Il faut encore ajouter qu’on doit au compositeur la conception d’un instrument de la section des cuivres, connu sous le nom de « tuba Wagner’, qu’il a paramétré en collaboration avec le célèbre facteur d’instruments Adolph Sax, afin de répondre à des besoins spécifiques de son écriture orchestrale.
Après un tel aperçu, il devient difficile de refuser à Wagner la caractérisation d’artiste pluriel…